dimanche 25 mai 2014

Avoir un coeur de pauvre

Lorsqu'on vit dans un contexte de précarité, comme les chrétiens des « pays pauvres », on est particulièrement sensible à la nécessité de joindre les actes aux paroles. Et c'est vrai pour nous aussi : l'Evangile ne peut se contenter d'être proclamé, il doit être vécu, et cela doit avoir des implications concrètes.

« Ils ont quelque chose à partager avec vous ! » est le slogan de cette journée du SEL. Un slogan qui dit bien que le partage n'est jamais à sens unique et qu'il ne se limite pas à l'argent que les « riches » donnent aux « pauvres ». Il faut aller au-delà et apprendre les uns des autres, recevoir les uns des autres.

Il y a une parole très forte de Jésus qui nous invite à apprendre des pauvres, et à prendre exemple sur eux. C'est la première béatitude du Sermon sur la Montagne :

« Ils sont heureux, ceux qui ont un cœur de pauvre, parce que le Royaume des cieux est à eux ! » (Mt 5.3)

La traduction traditionnelle parle des « pauvres en esprit » mais l'expression a souvent été mal comprise. Luc est plus lapidaire et radical en disant : « Heureux les pauvres » (Lc 6.20) ! Il y a donc bien un rapport avec la pauvreté... Mais la vraie question n'est pas économique, elle est de l'ordre du comportement, du coeur. C'est pourquoi la traduction proposée par la version Parole de Vie me paraît bonne : « Ils sont heureux, ceux qui ont un cœur de pauvre ». 

Et puis, il y a la promesse qui est associée à cette béatitude : « le Royaume des cieux est à eux ». C'est la seule promesse des Béatitudes qui n'est pas au futur mais au présent (on la retrouve pour la dernière béatitude). Le Royaume de Dieu n'est pas seulement une réalité future mais une réalité déjà présente, dans l'oeuvre que Dieu accomplit en nous et à travers nous. Le « cœur de pauvre » de la Béatitude est déjà, et sera toujours, une valeur du Royaume de Dieu.

Mais qu'est-ce que signifie vraiment, avoir un coeur de pauvre ?


Devant Dieu, nous sommes tous des mendiants !

Puisqu'il est question du Royaume de Dieu dans cette béatitude, elle doit donc être en lien avec notre rapport à Dieu. Or, d'une certaine façon, nous pouvons dire que devant Dieu, nous sommes tous des pauvres, et même des mendiants.

En effet, nous ne pouvons compter que sur sa grâce... Notre salut vient de ce que Dieu nous donne, pas de ce que nous possédons. La promesse « le Royaume des cieux est à eux » ne signifie pas qu'il nous appartient mais plutôt que nous lui appartenons, que nous y avons notre place.

Le Royaume de Dieu est notre héritage. L'idée est finalement assez similaire à cette parole où Jésus dit qu'il faut devenir comme des petits enfants pour entrer dans le Royaume de Dieu. Comme le petit enfant est dépendant de ses parents, le « pauvre de coeur » reconnaît sa dépendance de Dieu, de sa grâce.

Le « riche de coeur », devant Dieu, pense ne pas avoir besoin de lui. Il se croit riche de sa sagesse, de son expérience, de son intelligence, de sa force, de sa volonté... En quoi Dieu pourrait lui être utile ? Le « pauvre de coeur » reconnaît ses limites, ses manquements, ses besoins. Il sait que Dieu seul est son salut. Il apprend à vivre dans la dépendance de Dieu, à savoir tout recevoir de lui.

Et cela nous rend capable de recevoir de notre prochain. Le « riche de coeur » ne pense pas avoir vraiment besoin des autres. Dans sa grande bonté, il pourra le faire croire mais au fond de lui-même, il sait qu'il peut se débrouiller seul. Il le croit en tout cas... Le « pauvre de coeur » sait recevoir des autres. Il ne pense pas pouvoir se débrouiller toujours tout seul, il sait qu'il a besoin des autres.

Dans le Royaume de Dieu, la grâce est notre bien commun. C'est vrai dans notre relation à Dieu et les uns aux autres. L'amour de Dieu est indissociable de l'amour du prochain. Notre relation à Dieu est basée sur la grâce, comment pourrait-il en être autrement entre les enfants de Dieu ?


Avoir un juste regard sur les biens matériels

Si Jésus parle des pauvres il parle aussi souvent des riches. Et avec des paroles parfois sévères, toujours pour les mettre en garde. Jésus n'a rien contre les riches. Il les fréquente aussi, il va manger chez eux quand ils l'invitent (on le lui reproche, d'ailleurs...). Il n'a rien contre les riches mais il sait les dangers que représentent les richesses.

C'est un piège dans lequel il est facile de tomber. Une fausse sécurité qui peut faire illusion. Avoir un « cœur de pauvre » c'est avoir un juste regard sur les biens matériels. Ni les diaboliser, ni les idéaliser. Être conscient de ses pièges.

Un regard qu'il n'est pas forcément facile d'avoir dans notre contexte occidental matérialiste. On dit que les Français sont les champions de l'épargne. Je ne suis pas du tout économiste... mais je ne suis pas sûr que ce soit un point positif. Et là je me place surtout du point de vue spirituel. Finalement, notre sécurité, on la met quand même bien un peu dans un compte épargne ou une assurance vie...

En réalité, tout bon chrétien que nous sommes, nous sommes autant que les autres influencés par notre matérialisme occidental. Qu'on le veuille ou non, nous sommes marqués par le pouvoir de l'argent et la place qu'il occupe dans notre société.

Je ne dis pas que vous devez demain vider vos comptes en banque, vendre votre voiture et votre maison (même si le simple fait de mentionner ces trois choses est bien un signe de notre richesse...). Mais admettons l'influence que nous subissons. Et demandons-nous comment nous pouvons nous en détacher un peu plus. Comment nous pouvons vraiment avoir un « cœur de pauvre »...

La gestion de nos biens est une question très spirituelle. Il faut en parler. Vouloir taire ce sujet peut même être suspect... Jésus, lui, ne s'est pas privé d'en parler. Et d'une façon très directe et forte. Disons-le tout net, avoir un « cœur de pauvre » concerne aussi notre porte-monnaie et notre compte en banque, la façon dont nous gérons nos biens matériels. Les biens matériels ne sont-ils pas faits plus pour être partagés que pour être gardés ?

Vivre à la manière du Christ 

On dit que les Béatitudes peuvent aussi être lues comme une sorte de portrait de Jésus. Mises bout à bout, elles dépeignent assez bien la personne de Jésus telle qu'elle apparaît dans les évangiles.

C'est vrai aussi pour cette première béatitude. Jésus avait un « cœur de pauvre ». On le voit dans la vie simple qu'il a menée, issu d'une famille modeste. Au cours de son ministère, il dépendait de la générosité et l'hospitalité des gens qu'il croisait.

Mais surtout, le « coeur de pauvre » de Jésus s'est manifesté dans le fait même de l'incarnation. Comme le dit l'apôtre Paul dans ce formidable hymne à la gloire du Christ, en Philippiens 2 :

« Tout ce qu'il avait, il l'a laissé. Il s'est fait serviteur, il est devenu comme les hommes, et tous voyaient que c'était bien un homme. Il s'est fait plus petit encore : il a obéi jusqu'à la mort, et il est mort sur une croix ! » (Ph 2.7-8)

Le Fils de Dieu, glorieux et éternel, a quitté les richesses infinies du ciel pour venir sur terre, humblement, en serviteur, mourir sur une croix. Il a choisi la voie de la pauvreté, la simplicité, l'humilité.

Ou comme le dit encore l'apôtre :

« Vous connaissez le don généreux de notre Seigneur Jésus-Christ. Il était riche, mais pour vous, il s'est fait pauvre, afin de vous rendre riches par sa pauvreté. » (2 Co 8.9).

C'est du reste intéressant de noter que Paul dit cela dans un contexte où il fait appel à la générosité des chrétiens en faveur de l’Église de Jérusalem touchée par la famine, par le biais d'une collecte de fonds.

Avoir un « cœur de pauvre » est bien du ressort d'un disciple de celui qui s'est appauvri pour nous rendre riche !


Conclusion

« Ils sont heureux, ceux qui ont un cœur de pauvre, parce que le Royaume des cieux est à eux ! »

La même parole de Jésus, cette première béatitude, résonne différemment selon le contexte où nous vivons. On ne l'entend sans doute pas de la même façon en Afrique ou en Europe occidentale. Et pourtant elle représente un même appel pour tous.

Ce « cœur de pauvre » que le Seigneur nous appelle à rechercher interpelle notre relation à Dieu et à notre prochain, notre rapport aux richesses, notre façon de vivre en disciple du Christ. C'est un appel à partager plutôt que garder pour soi, un appel à donner autant qu'à recevoir, un appel à vivre de la grâce, et à suivre l'exemple du Christ qui s'est appauvri pour nous rendre riche, héritiers du Royaume de Dieu.

dimanche 4 mai 2014

Les leçons de Babel

Lecture biblique : Genèse 11.1-9

L'histoire se répète... Dans les premiers chapitres de la Genèse, l'humanité a du mal à apprendre de son histoire. Mais, est-ce que ça a vraiment changé ? Le schéma du jardin d'Eden, de la révolte contre Dieu, de la volonté de se passer du Créateur, se répète. C'est Caïn qui s'arroge le droit de disposer de la vie de son frère en le tuant. C'est l'humanité entière qui s'écarte de Dieu jusqu'au déluge. Et puis c'est l'histoire de la tour de Babel où l'humanité unie pensait pouvoir s'élever jusqu'à Dieu...

La chronologie des événements de Gn 1-11 est un peu problématique. On nous dit ici que tous les hommes parlent une seule et même langue alors qu'au chapitre précédent on nous décrit les généalogies des trois fils de Noé, pères de tous les peuples de la terre, « groupés par pays selon leur langue... » (Gn 10,5). Et on nous parle ici de la ville de Babel dont il était déjà question parmi les descendants de Cham, avec Nemrod, dont la première ville de son royaume était Babel (Gn 10.10).

La question du genre littéraire de notre récit pose aussi problème. Il paraît difficile de se contenter d'une lecture au pied de la lettre. Dieu y apparaît sous des traits anthropomorphique : il descend du ciel pour venir voir ce qui se passe sur terre... comme s'il en avait besoin ! De même, la naissance en un jour de tous les langages de la terre est surprenante.

Prenons simplement le texte tel qu'il nous apparaît. Considérons-le dans le contexte des premiers chapitres de la Genèse, essentiels pour notre compréhension du monde, de l'humanité et de Dieu. Et interrogeons-nous sur le message universel qu'il contient pour nous encore.


Une tour aussi haute que le ciel

Un jour, en chemin vers l'Est, les hommes s'arrêtent. Et ils décident de construire une ville et une tour, aussi haute que le ciel. Mais quelle mouche les a piqués ? Et pourquoi cette crainte d'être dispersé dans toute la terre, qui semble être la motivation à la construction de la tour ?

Il y a ici comme un écho négatif au mandat culturel, cette mission que Dieu a donnée à l'humanité et qui a été répétée à Noé après le déluge : « Ayez des enfants, devenez nombreux, remplissez la terre. » (Gn 9.1) Notre épisode marque un coup d'arrêt à l'expansion de l'humanité sur la terre. Là-bas, à l'Est, dans le pays de Shinéar (Babylonie), l'humanité s'arrête. Elle choisit de décider elle-même de son sort, elle s'installe et veut construire sa propre protection.

D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si tout ça se passe « vers l'Est ». C'est à l'Est d'Eden que Dieu avait posté les chérubins à l'entrée du jardin pour empêcher les hommes d'y revenir. C'est à l'Est que Caïn s'en est allé après son crime, loin du Seigneur. D'ailleurs, la première chose qu'on nous dit de Caïn après son exil, c'est qu'après avoir eu un enfant, il se mit à construire une ville... à laquelle il donna le nom de son fils !

Dans la Genèse, les villes ont une connotation négative. A l'origine, les hommes étaient dans un jardin. Ensuite, les patriarches seront nomades. Et quand on évoque des villes, c'est pour parler de Sodome et Gomorrhe. Les villes sont le symbole de l'humanité en rébellion contre Dieu, de leur orgueil. Et ici, les hommes construisent une ville et une très haute tour « pour se faire un nom ».

L'épisode de la tour de Babel est le signe de l'orgueil de l'humanité qui refuse son Créateur. Un projet pharaonique pour laisser une trace dans l'histoire. Une tour qui monte jusqu'au ciel pour défier le Créateur. Une ville fabriquée de leurs mains, pour leur offrir la protection, sans avoir besoin de Dieu.

Car si cette tour est si haute, ce n'est peut-être pas seulement pour le prestige... Est-ce que ça ne pourrait pas être aussi pour se protéger d'un éventuel nouveau déluge ? Alors que Dieu a promis de ne plus jamais en envoyer... Comme l'écrit Antoine Nouis, « Ils préfèrent la tour à l'arc-en-ciel : ils font plus confiance à leurs œuvres qu'à la fidélité de Dieu. » (Antoine Nouis, L'aujourd'hui de la Création)

Il est étonnant de voir combien, dans l'histoire de l'humanité, les progrès de la science et des technologies, tout en apportant des bienfaits dont nous bénéficions avec reconnaissance, alimentent aussi l'orgueil de l'homme à vouloir s'affranchir de Dieu. Des tours de Babel, les hommes en ont construites tout au long de l'histoire, pour se faire un nom, pour laisser une trace dans l'histoire, pour jouer à être Dieu et repousser les limites de la connaissance.

Ne sommes-nous pas tentés, nous aussi, de construire nos petites tours de Babel ? De nous fabriquer nos propres protections, de préférer faire confiance à nos œuvres plutôt qu'aux promesses de Dieu ?


Une seule langue pour tous

Mais Dieu résiste aux orgueilleux... et il ne laissera pas le projet des hommes s'achever. Alors il intervient. Il descend du ciel pour voir de plus près ce que les hommes sont en train de tramer... et il décide de leur mettre un gros bâton dans les roues ! Il va briser l'unité de l'humanité en brouillant leur langage. Ils ne peuvent plus communiquer entre eux, ils ne peuvent plus se coordonner et travailler ensemble. Ils sont contraint de s'arrêter et vont se disperser.

La ville et la tour ne sont pas détruites : elles restent inachevées et désertes. L'entreprise orgueilleuse des hommes reste un projet inachevé. Le récit s'achève sur l'évocation du nom de Babel, avec un jeu de mot en hébreu, rapprochant le nom Babel de la racine balal (mêler, brouiller). Pour les Babyloniens, Babylone (Babel) signifiait « la porte des dieux ». Pour la Bible dans la Genèse, elle signifie « brouillage », « confusion »...

Le brouillage des langues conduit à la dispersion... Mais cela a une conséquence positive : elle permet le redémarrage du mandat culturel que les hommes avaient abandonné. Les sanctions de Dieu ne sont pas un point final mais une occasion de redémarrer, de rétablir, de réajuster. Dieu ne juge pas pour détruire, il juge pour corriger.

C'est le témoignage de l'ensemble de la Genèse. Malgré les coups d'arrêts à cause de l'infidélité et des erreurs des hommes, le projet de Dieu se poursuit. Caïn a tué Abel mais Dieu a donné Seth à Adam et Eve. L'humanité méritait d'être détruite mais Dieu a sauvé Noé et sa famille du déluge. Les hommes voulaient s'unir pour se passer de Dieu, il les a contraints à la dispersion pour qu'ils remplissent la terre. Il en sera de même avec les patriarches : Abraham et la stérilité de sa femme Sara, Isaac et ses difficultés à trouver une femme, Jacob et ses problèmes avec Esaü, Joseph avec ses frères... Et le processus se poursuivra lors de la sortie d'Egypte, la traversée dans le désert, l'entrée en Canaan, la succession des rois, l'exil, le retour de l'exil...

Toute l'histoire biblique raconte la fidélité de Dieu à son projet malgré les infidélités, les erreurs et les fautes des humains. Et ce sont assez souvent des jugements, des épreuves, qui permettent au projet de Dieu de repartir.

Quelles sont les épreuves que Dieu envoie dans notre vie et en quoi elles nous font grandir, elle réoriente opportunément notre vie et nous remettre sur la bonne trajectoire ?

On peut même aller plus loin avec notre récit... Et si la malédiction était aussi une bénédiction ? Le brouillage des langues ne pourrait-il pas être aussi un signe que l'humanité est riche de sa diversité et non de son uniformité ? Dans la généalogie des trois fils de Noé (Genèse 10), Dieu multiplie les générations dans la diversité des peuples et des langues. La prétention unitaire de Babel nie cette diversité et préfère l'uniformité. Elle entre en contraste avec le projet de Dieu. L'uniformité est totalitaire. Le projet de Babel était totalitaire.

Le projet de Dieu n'est jamais l'uniformité mais l'unité dans la diversité. Comment pourrait-il en être autrement d'un Dieu qui lui-même est à la fois unique et multiple : un seul Dieu en trois personnes ? C'est son projet pour l'humanité, c'est son projet pour l’Église. En témoigne l'épisode de la Pentecôte, que nous allons bientôt célébrer, et qui apparaît comme l'anti-Babel : le même message de l’Évangile, annoncé dans toutes les langues !

Ce qui fait notre unité, c'est le Christ et son œuvre de salut pour tous. Ce qui fait notre richesse, c'est la diversité de nos personnalités, nos cultures, nos histoires, nos dons. Préférons toujours Pentecôte à Babel : l'unité dans la diversité plutôt que l'uniformité !


Conclusion

Cet épisode de la tour de Babel n'est finalement qu'une répétition, à l'échelle de l'humanité, de la prétention orgueilleuse qui a conduit Adam et Eve hors du jardin d'Eden.
En construisant une tour, l'humanité a voulu se construire son propre arbre de la connaissance, défier le Créateur et bâtir sa propre protection.

Il rappelle que nous ne sommes pas seulement les victimes du péché d'Adam mais que nous le répétons sans cesse. Dans notre orgueil, nous voulons bâtir nos tours de Babel, nous avons du mal à placer notre confiance dans les promesses de Dieu et nous préférons souvent nos propres forces, notre propre sagesse, nos propres œuvres.

Choisissons l'arc-en-ciel plutôt que la tour. Préférons Pentecôte à Babel. Dieu a créé la diversité dans l'humanité. Unis par son Esprit, laissons-nous guider par lui pour entrer dans ses promesses.