dimanche 6 avril 2025

Le jeûne qui plaît à Dieu

 

Pour les catholiques et les orthodoxes, nous sommes en période de carême, ces 40 jours qui précèdent Pâques. D’autant que cette année, Pâques tombe sur le même dimanche pour toutes les Eglises, d’Orient et d’Occident. Les protestants, en général, ne pratiquent pas le carême. On se méfie surtout des traditions ou des contraintes artificielles, qui peuvent conduire à des pratiques rituelles vidées de leur sens. On craint aussi toujours que certaines pratiques puissent laisser entendre la possibilité d’un mérite, par un rite ou par une privation. Mais l’idée d’avoir un temps spécifique pour se préparer à Pâques, comment ne pas être d’accord ? 

Je vous propose de nous arrêter ce matin sur un des aspects importants du carême, le jeûne. Même si, aujourd’hui, de plus en plus de monde pratique le jeûne, sous différentes formes et pour différentes raisons, je n’évoquerai le jeûne que dans sa dimension religieuse. Ce n’est évidemment pas une spécificité chrétienne. On est sorti récemment du ramadan pour les musulmans. Et puis c’est aussi une pratique du judaïsme. 

C’est justement dans l’Ancien Testament que je vous propose d’aller ce matin, avec un texte biblique passionnant sur la question du jeûne, chez le prophète Esaïe, au chapitre 58 de son livre. Le ton est polémique : le Seigneur est en colère contre son peuple et son infidélité, et il compte bien le leur dire haut et fort, à travers les paroles de son prophète. Et ça concerne en particulier leur pratique du jeûne. 

Esaïe 58.1-10
1Crie à pleine voix, ne te retiens pas, dit le Seigneur. Comme le son de la trompette, que ta voix porte loin. Dénonce à mon peuple sa révolte, aux descendants de Jacob leurs fautes.
2Jour après jour, tournés vers moi, ils désirent connaître ce que j'attends d'eux. On dirait un peuple qui agit comme il faut et qui n'abandonne pas le droit proclamé par son Dieu. Ils réclament de moi de justes jugements et désirent ma présence. 3Mais ils me disent : « À quoi bon pratiquer le jeûne, si tu ne nous vois pas ? À quoi bon nous priver, si tu ne le sais pas ? » Alors je réponds : Constatez-le vous-mêmes : jeûner ne vous empêche pas de saisir une bonne affaire, ni de malmener vos employés. 4Quand vous jeûnez, vous vous querellez, vous vous disputez et vous donnez des coups de poing ! Quand vous jeûnez ainsi, votre prière ne parvient pas jusqu'à moi. 5Est-ce en cela que consiste le jeûne tel que je l'aime, le jour où l'on se prive ? Courber la tête comme un roseau, revêtir l'habit de deuil, se coucher dans la poussière, est-ce vraiment pour cela que vous devez proclamer un jeûne, un jour qui me sera agréable ? 6Le jeûne tel que je l'aime, le voici, vous le savez bien : c'est libérer ceux qui sont injustement enchaînés, c'est les délivrer des contraintes qui pèsent sur eux, c'est rendre la liberté à ceux qui sont opprimés, bref, c'est supprimer tout ce qui les tient esclaves. 7C'est partager ton pain avec celui qui a faim, c'est ouvrir ta maison aux pauvres et aux déracinés, c'est fournir un vêtement à celui qui n'en a pas, c'est ne pas te détourner de celui qui est ton frère.
8Alors ce sera pour toi l'aube d'un jour nouveau, ta plaie ne tardera pas à se cicatriser. Le salut te précédera et la gloire du Seigneur fermera la marche. 9Quand tu appelleras, le Seigneur te répondra ; quand tu demanderas de l'aide, il te dira : « J'arrive ! » Si tu cesses chez toi de faire peser des contraintes sur les autres, de les ridiculiser en les montrant du doigt, ou de parler d'eux méchamment, 10si tu partages ton pain avec celui qui a faim, si tu réponds aux besoins du malheureux, alors la lumière chassera l'obscurité où tu vis. Au lieu de vivre dans la nuit, tu seras comme en plein midi.

L’appel est en deux temps. Dans la première partie, jusqu’au verset 5, le Seigneur dénonce l’attitude de son peuple, il veut dire ce qui ne va pas. Dans la deuxième partie, à partir du verset 6, il rappelle ce qu’il attend : « Le jeûne tel que je l'aime, le voici… »

La question qui termine la première partie peut toutefois étonner : « Courber la tête comme un roseau, revêtir l'habit de deuil, se coucher dans la poussière, est-ce vraiment pour cela que vous devez proclamer un jeûne, un jour qui me sera agréable ? » (v.5)

C’est surprenant parce que ce qui est décrit dans ce verset correspond exactement à ce que les Israélites faisaient quand ils pratiquaient le jeûne. En effet, qu'est-ce que jeûner, sinon s'abstenir de manger pour prier ? Bref, courber la tête comme un roseau... Quant à l’habit de deuil et le fait de se coucher dans la poussière, il s’agissait des gestes rituels pour signifier l’humiliation, le renoncement. Si ça ce n’est pas un jeûne, qu’est-ce que c’est ? D’ailleurs, au verset 2, il est bien écrit : « On dirait un peuple qui agit comme il faut… »

Oui… on dirait ! Mais il ne faut pas se fier aux apparences. Il y a quelque chose qui cloche. Et le trouble peut s’accentuer quand on lit la suite, à partir du verset 6, où le Seigneur décrit ce qu’est le jeûne qui lui plaît… et qu’il ne mentionne jamais, ni le fait de jeûner, ni la prière !


Qu’est-ce qui cloche ? 

Il y a au moins deux choses qui ne vont pas dans la façon d’envisager le jeûne chez les destinataires du message du prophète. 

Le jeûne, ce n’est pas automatique !

Le premier indice se trouve au verset 3. Le prophète fait ici référence aux paroles du peuple lui-même, qui traduisent leur incompréhension, sous la forme de reproches adressés au Seigneur : « À quoi bon pratiquer le jeûne, si tu ne nous vois pas ? À quoi bon nous priver, si tu ne le sais pas ? »

Comment savoir que Dieu nous voit et nous entend ? S’il nous répond ! S’il nous exauce. En d'autres termes, à quoi ça sert de jeûner, si on n'obtient pas du Seigneur ce qu'on attend de lui ?

Sauf que le jeûne, ce n’est pas automatique ! 

Il ne suffit pas de jeûner pour obtenir ce qu’on veut, s’attirer les bonnes grâces de Dieu. Le jeûne n’est pas une grève de la faim spirituelle, un moyen de pression sur le Seigneur ! 

C’est le problème d’une vision utilitariste du jeûne, ou d’ailleurs de la pratique religieuse en général. Les Israélites posaient la question : « à quoi ça sert de jeûner ? » On pourrait dire, à quoi ça sert de prier ? A quoi ça sert d’aller au culte ? A quoi ça sert de pratiquer une religion ? 

Mais on ne devient pas croyant parce que c’est utile, on ne prie pas parce que ça nous rapporte quelque chose. C’est d’abord une question de relation avec Dieu, de communion. 

Cette logique utilitaire, de rentabilité, voire de performance, fait écho à notre société occidentale moderne. Elle s’exprime dans un rapport consumériste à l’Eglise, une compréhension utilitaire de la foi, où le jeûne devient une performance spirituelle. 

Non, ça ne fonctionne pas comme ça ! 


Le jeûne ne peut pas être dissocié de la vie quotidienne

L’autre problème, dans le texte d’Esaïe, vient dans la suite du verset 3 et au verset 4 : « Alors je réponds : Constatez-le vous-mêmes : jeûner ne vous empêche pas de saisir une bonne affaire, ni de malmener vos employés. Quand vous jeûnez, vous vous querellez, vous vous disputez et vous donnez des coups de poing ! » (v.3b-4a)

Autrement dit, en même temps qu’ils pratiquaient le jeûne, les Israélites se montraient intraitables envers leurs employés, ou il se disputaient, en allant même jusqu’aux mains. Le verdict du Seigneur est très clair : « Quand vous jeûnez ainsi, votre prière ne parvient pas jusqu'à moi. » (v.4b)

Le jeûne ne peut pas être dissocié de la vie quotidienne. On ne peut pas être des bons croyants, bien religieux, d’un côté, et se conduire de manière contradictoire avec sa foi d’autre part. On ne peut pas être des chrétiens du dimanche, avec un large sourire et de belles prières au culte, et avoir un comportement inconséquent les autres jours de la semaine…  

Je mens comme je respire, je m’enrichis sur le dos des autres, je me fiche pas mal de mon prochain, je ne me soucie que de moi et mon bien-être… mais je prie, et même je jeûne ! Alors tout va bien… 

Non, ça ne fonctionne pas comme ça ! 


Quel est le jeûne qui plaît à Dieu ?

Qu'est-ce que Dieu attend vraiment ? Il le dit explicitement à partir du verset 6 :

Esaïe 58.6-7
6 Le jeûne tel que je l'aime, le voici, vous le savez bien : c'est libérer ceux qui sont injustement enchaînés, c'est les délivrer des contraintes qui pèsent sur eux, c'est rendre la liberté à ceux qui sont opprimés, bref, c'est supprimer tout ce qui les tient esclaves. 7 C'est partager ton pain avec celui qui a faim, c'est ouvrir ta maison aux pauvres et aux déracinés, c'est fournir un vêtement à celui qui n'en a pas, c'est ne pas te détourner de celui qui est ton frère.

On l’a dit, il n’y a dans ces versets aucune mention ni de la prière, ni de la privation de nourriture. On pourrait même dire qu’aucune pratique religieuse n’est citée. Le jeûne qui plaît au Seigneur, c'est le partage, la solidarité. Ça n'exclut aucunement la prière, bien-sûr. Mais ça remet la prière à sa place, comme un prélude à l'action, et certainement pas coupée du reste de notre vie.

En réalité, ce dont il est question ici, c’est l’exact opposé d’un jeûne utilitaire, centré sur soi, ses attentes, ses besoins. C'est un jeûne qui ouvre sur les autres, ceux qui sont prisonniers, qui ont faim ou qui sont nus. Le jeûne qui plaît à Dieu, c'est celui qui nous décentre de nous-mêmes pour nous ouvrir à notre prochain.

Si la privation de nourriture, n’est pas mentionnée, c’est peut-être parce qu’on ne doit pas la voir. C’est un peu ce que Jésus dira dans le Sermon sur la Montagne, dénonçant l’hypocrisie de ceux qui montrent à tout le monde qu’ils sont en train de jeûner : « Mais toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave-toi le visage, pour ne pas montrer aux gens que tu jeûnes. » (Matthieu 6.17-18a)

Autrement dit, quand tu jeûnes, ne le fais pour les autres, fais-le pour le Seigneur. Ça ne devrait pas se savoir, ça ne devrait même pas se voir. Ce qu’on doit voir dans le jeûne, ce n’est pas le fait de jeûner, c’est notre conduite qui reflète notre attachement à Dieu, c’est notre amour pour le prochain. Ce qui doit se voir, c’est justement le partage et la solidarité que le prophète Esaïe évoque dans notre texte. 

Jeûner, ce n’est pas simplement sauter un ou deux repas, même pour prier. Le jeûne est, fondamentalement, un renoncement. C’est ce que signifie d’ailleurs la privation de nourriture. Et c’est d’abord le renoncement à en tirer une quelconque gloire ou un quelconque mérite… 

Mais c’est aussi un renoncement qui nous permet de nous recentrer sur Dieu et nous ouvrir aux autres. C’est un chemin d’humilité, qui témoigne de notre dépendance à Dieu, qui reconnaît notre fragilité et nous rend sensible à celle des autres. 


Conclusion

Le jeûne est une pratique spirituelle qui a tout à fait sa place dans la vie du croyant. Pour autant qu’il soit pratiqué dans le bon esprit. Et les derniers versets du texte d’Esaïe, avec ses nombreuses promesses, témoignent de la bénédiction qui peut y être attachée. 

Mais si le jeûne est, fondamentalement, un renoncement, il peut aussi prendre d’autres formes que la privation de nourriture. L’enjeu est avant tout celui de l’humilité et de la simplicité, du décentrement de soi pour se tourner vers Dieu et s’ouvrir à notre prochain. 

De quoi devrais-je me priver pour me centrer sur Dieu et m’ouvrir aux autres ?


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